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PREFACE

Le 15 août 1914 le Comité International de la Croix-Rouge inaugurait l'Agence des prisonniers de guerre, qui fut immédiatement assaillie de sollicitations. Des milliers de lettres arrivaient — 18.000, 30.000 en un jour, à la fin de l'année. Des collaborateurs bénévoles établissaient les fiches qui atteignirent bientôt le nombre de onze millions. Les listes de prisonniers, valides ou blessés, formaient une bibliothèque de quelque vingt mille in-folio.

Ainsi, le Comité International rassura-t-il des multitudes de familles anxieuses.

Mais à celles qui l'imploraient en faveur des civils disparus, on devait répondre: «Ces demandes ne nous concernent point. La Croix-Rouge ne s'occupe que des militaires blessés ou prisonniers.»

Aucun article de la Convention de Genève ne mentionne les civils. Ils échappaient alors aux sauvageries de la guerre.

Le conflit mondial de 1914 instaura ce nouvel ordre de sacrifiés. Il était impossible de les secourir.

Néanmoins, une voix prit leur défense:

Je ne peux pourtant pas abandonner ces civils...

La voix du docteur Frédéric Ferrière.

Dès sa jeunesse, apôtre fervent de la Croix-Rouge, membre du Comité International depuis trente années, il avait 66 ans. Durant la guerre de 1870, à l'instar de Henry Dunant, il soignait les blessés sur le champ de bataille. Il fonda la Croix-Rouge au Monténégro, en 1875; il dirigea un hôpital près de la frontière turque, secourut les réfugiés de l'Herzégovine et prit part à de nombreuses conférences internationales.

Je ne peux pas abandonner ces civils.

Et Frédéric Ferrière, sans demander l'appui de personne, créa une annexe de l'Agence des prisonniers de guerre. Aidé de quelques collaborateurs, il se mit à la recherche des innombrables disparus: vieillards, femmes, enfants, otages, déportés, réfugiés. Comment découvrir leurs tracés au milieu de cet effroyable gâchis dont 1914 nous laisse la mémoire?

Une telle entreprise exigeait un ordre de démarches inédites, explorait un domaine de la souffrance où l'on ne s'était point encore aventuré jusqu'ici. Aucune expérience, aucun précédent ne pouvaient être invoqués; il fallait, de jour en jour, trouver des voies nouvelles. Tâche laborieuse! «Tâche qu'on pourrait taxer d'insensée... si elle n'avait pas été accomplie», a dit Paul Des Gouttes.

En appliquant aux malheureux civils les principes de la Convention de Genève, Frédéric Ferrière se sentait inspiré par l'esprit de la Croix-Rouge.

La Section débutante se développa rapidement tandis que se multipliaient les appels de détresse, et prit bientôt une envergure que personne n'aurait soupçonnée. Frédéric Ferrière lui consacrait toutes ses heures, butes ses forces. Il abandonna ses propres travaux, et jusqu'à sa clientèle. Il sacrifia sa santé, sa vie. Comme si l'énorme labeur assumé ne suffisait pas à son besoin de dévouement, il se préoccupa du sort des médecins, des infirmiers militaires. Le personnel des hôpitaux et des ambulances est protégé par la Charte de Genève. Mais le Comité International ayant constaté les violations nombreuses de la clause qui les concerne, Ferrière ne se lassait pas d'intervenir. «Il y a là», disait-il, «une question de droit, de justice... et, par réciprocité, d'intérêts bien entendus pour chacun des belligérants.» 11 travaillait à faire adopter par les Etats, en faveur des civils, une Convention analogue à la Convention de Genève. A peu près ruiné, atteint d'un mal cruel, il prodiguait ses dernières forces au service de cette œuvre. Un collègue présenta son rapport — car il était trop malade pour le lire lui-même à la Conférence de 1923. Elle émit le vœu qu'il espérait ardemment: le vœu qu'une Convention internationale protégeât les civils. Telle fut, sans doute, la suprême joie du docteur Frédéric Ferrière. Il mourut l'année suivante.

Aujourd'hui, les victimes, par centaines de mille, bénissent la Section secourable qu'il a créée.

Cette figure du docteur Frédéric Ferrière, si modeste et si belle, mérite une place de choix dans les annales de la Croix-Rouge.

Noëlle Roger.





INTRODUCTION

Avec le recul des années écoulées, on peut juger d'une vie, en apprécier le sens, en saisir l'unité. C'est pourquoi ce volume vient à son heure et nous devons être reconnaissants à Adolphe Ferrière de nous donner cette biographie, pour le centenaire de la naissance de son père. En effet, de l'activité du Dr Frédéric Ferrière se dégage un enseignement qui, à la lumière des événements actuels, prend toute sa valeur.

Le Docteur Frédéric Ferrière était notre médecin de famille. Dès ma plus tendre enfance, j'ai connu ses mains expertes, son regard scrutateur, et la chaleur de sa compassion; celle-ci ne se manifestait pas par des mots, mais par la recherche et l'application immédiate du moyen propre à soulager. Ainsi sa présence était-elle déjà un réconfort et, malgré son naturel réservé, il ne restait pas seulement le médecin du corps, mais devenait bientôt l'ami et le confident. Mais c'est au cours de la première guerre mondiale, dans le travail en commun, à l'Agence centrale des prisonniers de guerre et des civils, instituée par le Comité International de la Croix-Rouge, que j'appris vraiment à le connaître et à l'apprécier.

Servir le Comité International de la Croix-Rouge exige, surtout en temps de guerre, une tournure d'esprit et une attitude morale qui ne sont pas naturellement données à chacun. Deux traits sont, en effet, essentiels: la foi en l'homme et le sentiment de sa responsabilité envers les autres humains. La foi en l'homme, parce que l'activité de l'institution exige la conviction que même des adversaires sont liés par un secret besoin de solidarité, frein mis à leur désir de puissance et obscur instinct de conservation. A cela s'ajoute la conscience de la co-responsabilité de tous les hommes entre eux, sentiment qui découle de la conviction que l'humanité est un tout et qu'au dessus des races, des religions, des nationalités, des langues, des traditions, des cultures, des intérêts économiques et politiques, il y a un fait qui prime: l'unité du genre humain.


C'est ce sens profond de co-responsabilité qui a inspiré Dunant sur le champ de bataille de Solférino. Il n'avait pas, et certes n'a jamais perçu tout ce que son geste contenait de possibilités pratiques et spirituelles, mais il avait jeté la semence et d'autres devaient la faire fructifier. Parmi ceux-ci, une place à part doit être faite au Dr Frédéric Ferrière, car, parmi les serviteurs de la Croix-Rouge, il est un de ceux qui a le mieux saisi, ou plutôt senti, la valeur des principes qui sont à la base de l'institution et la nécessité de les opposer aux forces déchaînées par le matérialisme et la violence.

On demeure stupéfait devant la grandeur et la diversité de son action; c'est lui, en effet, qui est à l'origine de ce qui, pendant les deux guerres mondiales, a été pratiquement fait pour les civils, cette catégorie la plus nombreuse des victimes des guerres modernes et qu'ignorent encore les conventions diplomatiques. C'est aussi lui qui, avec Gustave Ador, a jeté les premières bases et établi les premiers critériums des maladies et blessures pouvant donner lieu à l'internement en pays neutre ou au rapatriement des prisonniers, grands blessés ou grands malades, avant la fin des hostilités. Ce sont les cris d'alarme, de désespoir même, qu'il lança de Vienne et de Budapest, qui déclenchèrent l’œuvre de secours internationale à l'enfance en détresse, dans tous les pays atteints par la famine, -proclamant au inonde entier que l'enfant, quel qu'il soit et où qu'il soit, représente l'avenir de l'humanité et que tous les hommes sont responsables de son destin. Ce mouvement déclenché en 1920 aboutit de nos jours à la récente déclaration des Nations Unies et à l’œuvre mondiale qu'elles peuvent entreprendre aujourd'hui.

Enfin, c'est aussi le Dr Frédéric Ferrière qui, en 1920, dirige et préside à Vienne le bureau institué par le Comité International de la Croix-Rouge pour la lutte contre les épidémies. Cette organisation groupe, pour la première fois, les représentants de gouvernements, ennemis hier encore: Hongrie et Roumanie, Autriche, Tchécoslovaquie et Pologne, qui, sous sa sage direction, prennent en commun les mesures nécessaires pour lutter contre le fléau qui les menace tous. C'est le travail de cet organisme et les résultats qu'il obtient qui posent les premiers fondements des bureaux anti-épidémiques et d'hygiène qui seront repris et développés par la SDN., puis par 1'ONU.

L'homme qui fait tout cela, quel est-il? Il a un abord physique frêle, la voix faible; du reste il parle peu. Il est d'un abord froid, car il est timide, c'est un homme de cabinet, dévoué à ses malades et la vie publique comme telle ne l'a jamais beaucoup attiré. Il est modeste et défiant de lui-même, il n'aime pas se mettre en, avant, mais il a un sens profond de ses responsabilités et un sentiment aigu du devoir. C'est le sens de cette co-responsabilité humaine, dont nous parlions plus haut, qui le fait agir et agir immédiatement, impérieusement et avec une persévérance, une ténacité que rien ne rebute. Les souffrances des civils déportés, celles du prisonnier invalide, celles de l'enfant affamé, elles sont siennes et il n'aura de repos que lorsqu'il aura pu y porter remède. Rien ne lui paraît complètement impossible, car il a la foi. Je ne parle pas ici de sa foi religieuse, mais de sa foi dans la bonne volonté et dans le bon sens. Souvent il est en opposition avec les juristes qui objectent à ses initiatives les limites du droit strict, tel qu'il est écrit et ratifié. Mais, pour lui, il y a avant tout la Vie, la conservation ratifié. Mais, pour lui, il y a avant tout la Vie, la conservation de la Vie qui dépasse les conventions, les lois, la diplomatie. Elle les fait éclater et quand il y a «état de nécessité», un droit nouveau doit naître, qui légitime l'action et qui mettra en jeu les moyens dont on dispose. Telle sera toujours et partout sa conduite, sa méthode et la raison de ses réussites, car la Vie lui donne raison contre la sclérose de l'esprit.

Je le vois encore, en août 1914, submergé par les lettres qui affluent de toutes parts, de familles dispersées, de femmes, d'enfants, de vieillards, victimes internées en pays ennemis, privés de nouvelles, de ressources, souvent malades et affamés, sans aucune protection diplomatique agissante. Il faut faire quelque chose. Mais les conventions ne prévoient rien; on n'a pas de ressources, même les frais de la correspondance — qui ne bénéficie pas de la franchise postale — sont une lourde charge pour le petit organisme de Genève déjà écrasé par la tâche qui lui incombe pour les prisonniers de guerre. Qu'importe, on fera ce qu'on pourra! On ne peut abandonner les gens à leur désespoir, ils s'adressent à nous, on ne peut les décevoir, on est responsable d'eux et de leurs peines! Adolphe Ferrière vous dira comment son père, presque seul, avec une petite équipe de fidèles, s'est mis à la tâche et comment peu à peu s'édifia, mais avec combien de difficultés, cette Section des civils qui devait apporter le secours de la Croix-Rouge à des milliers d'êtres et faire rayonner le nom de Genève, non seulement dans les pays d'Europe, mais jusque dans les coins reculés d'Afrique, d'Asie, d'Amérique et du Pacifique.

Frédéric Ferrière paie personnellement de sa personne. Il est constamment présent à son bureau. Il abandonne sa clientèle sans hésiter devant le sacrifice que cela représente pour un homme de fortune modeste. Ou bien, il va visiter des camps d'internés, de réfugiés, pour se rendre compte de visu de la situation et, lorsqu'il plaidera leur cause, pouvoir dire: j'ai vu, j'ai entendu, je sais par moi-même. Et quand le typhus exanthématique menace l'Europe, il part pour aviser sur place aux mesures à prendre, aux plus économiques aussi, dans cette Europe appauvrie et dévastée. Bien que septuagénaire, il ne se laisse pas arrêter par les fatigues d'un voyage qu'il fait en seconde classe, par l'inconfort du logement qu'il veut modeste, par les privations de nourriture et de chauffage, ni par le risque des maladies. Vieillard débile, il est poussé par le devoir qui ne transige pas et lui, qui n'est ni un diplomate, ni un organisateur de métier, ni un grand orateur, il réussit et obtient ce qu'il veut, animé par la certitude qui est en lui et la vérité qui s'exprime par sa bouche.

Comment le docteur Ferrière a-t-il pu, avec de faibles moyens, mettre en œuvre tant d'actions qui se sont prolongées après lui? Ce volume, trop bref pour une vie si féconde, le dira. Je pense, cependant, que le don absolu qu'il avait fait de sa personne aux causes qu'il sentait justes, est plus que tout autre la raison profonde de son rayonnement. A cela s'ajoute le fait qu'il ne restait jamais théorique, qu'il étudiait personnellement, et avec quelle attention scrupuleuse, beaucoup des cas qui arrivaient à son bureau de l'Agence et que, ne se contentant pas de rapports de seconde main, il se rendait lui-même sur place là où l'appelaient la souffrance et le besoin. Enfin, l'amitié qui le liait à ses collègues du Comité International de la Croix-Rouge, à cette belle équipe qui groupait les Edouard Naville, Alfred Gautier, Horace Micheli, Edmond Boissier, Ernest Sauner, Paul Des Gouttes, et surtout la grande confiance et la haute estime où le tenait Gustave Ador, lui furent aussi une aide et un soutien. Si je cite ces noms, c'est parce que Frédéric Ferrière ne voudrait pas qu'il fussent séparés du sien lorsqu'est évoquée l’œuvre commune, où chacun avait sa tâche propre, mais où les liens du travail et de la pensée avaient créé entre les membres du Comité International de la Croix-Rouge cette solidarité affective et cette confiance réciproque, qui sont l'indispensable fondement d'une féconde collaboration. En contemplant la vie de cet homme de bien, on en dégagera le fil conducteur. Je ne crois pas me tromper en disant que ce fut dès sa jeunesse le sens aigu de la solidarité humaine et de la responsabilité qui en découle pour chacun. Serviteur de la Croix-Rouge, Frédéric Ferrière le fut dans toute l'acception de ce terme. Certes, il n'avait pas prévu ce que les circonstances lui demanderaient, mais en son être intime, il avait dit oui à l'appel de la vocation que les événements avaient suscité, et ce oui était un impératif catégorique avec lequel il ne transigeait pas. C'est pourquoi son souvenir luit comme un flambeau dans la mémoire de ceux qui l'ont connu et il est heureux que ce petit volume propose la vie de ce grand modeste comme exemple aux générations actuelles.

Marguerite Frick-Cramer,

membre honoraire du Comité International

de la Croix-Rouge.



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